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L'industrie

de la

fragilité

L’industrie musicale produit des disques - fait empirique que l’on peut difficilement remettre en question. Pour vendre, jouer sur la personnalité de l’artiste est primordial : on ne vend pas uniquement de la musique, mais on véhicule aussi une image. Puis on emballe le tout grâce à un discours bien ficelé.

 

L’image qui revient souvent est celle de l’artiste tourmenté. Du poète maudit. Du génie créateur. Bref, la personne suffisamment torturée pour qui l’art est une vraie nécessité, presque vitale. Bien avant le rock, la douce mélancolie des écrivains comme Rimbaud, Baudelaire ou la folie du compositeur Schumann sont passées par là. Et le secteur musical l’a bien compris : la promotion d’un disque va parfois amplifier certaines pathologies, comme la dépression, pour vendre la musique en tant qu’art. Un art qui provient d'un être mal dans sa peau dont la musique l'aide à s'extérioriser. « L’artiste musicien comme fou léger, c’est un élément essentiel de la promotion musicale », certifie Christophe Magis, chercheur sur la communication

musicale. D’ailleurs, « la capacité de l’industrie musicale à exploiter ces dispositions à la dépression, et à je ne sais quelle pathologie, c’est la base de la promotion musicale. C’est la base de ce qui fait qu’on peut vendre en tant qu’art ».

 

Le but ? Donner une forme de spontanéité aux disques. Mais aussi

« glamouriser » une partie de la communication autour de la sortie d’un album. « La santé mentale est encore trop souvent vue comme un aspect romantique afin de pouvoir faire vendre. Mais ça ne peut pas être sain de l’utiliser pour se promouvoir. Ça peut être un moyen de révéler ses failles et de sensibiliser les auditeurs aux problèmes, mais ça ne fera pas disparaître les problèmes pour autant », précise Josh Healy, jeune musicien d’Irlande du Nord. Cette observation est confirmée par les résultats du colloque sur la santé des musiciens, qui s’est tenu le 24 mai 2017 à Audincourt, en Franche-Comté. Le docteur André-François Arcier y écrit : « L’image romantique du musicien “souffrant” et créatif est trop souvent mise en avant aux dépens de la prise en compte réelle de sa santé et des solutions préventives à apporter à son intention. » Ekaterina Pavlova, étudiante au King’s College de Londres, a étudié l’image du musicien fou et son pouvoir commercial. Elle explique qu’en ayant érigé la mort de certains grands artistes comme une « folie d’origine divine » (Phèdre, Platon), l’image romantique prime au détriment de la santé mentale et de la souffrance.

Chapitre 2

« C’est une industrie de la fragilité et en même temps, c’est grâce à cette industrie que la fragilité peut se matérialiser en oeuvre musicale. »

 

Sophian Fanen

jouer sur la corde sensible

En réalité, le secteur musical exploite à peu près tout ce qu’il a sous la main. Si une chanteuse est vegan et féministe, il va mettre ça en avant. Si un guitariste se drogue et mène une vie de débauche, il y a de fortes chances pour que ce train de vie soit exploité. En d’autres termes, la nouveauté n’est plus (toujours) dans la musique mais dans le discours autour d’un disque : le vécu de l’artiste, sa personnalité, ses forces. Et ses faiblesses. Le problème ? Réduire les troubles mentaux à une simple étincelle créative minimise les éventuels dangers pour l’artiste. Bien qu’il existe un lien entre la folie, le génie et la création (Schumann, Syd Barrett, Brian Wilson, etc.), cette image est beaucoup trop réductrice et ne peut s’appliquer à la majorité des musiciens.

Ode à la dépression

Les médias de musique reçoivent en permanence des communiqués de presse vantant tel ou telle artiste. En regardant de plus près, un nombre affolant de ces documents font référence à la dépression, comme celui-ci par exemple. Quel impact ont les communiqués qui font de la dépression une étincelle créatrice ou un état propice, voire favorable à la création ? Quelles peuvent-être les répercussions sur la stabilité mentale de l’artiste en question ? Surtout au sein d’un environnement où l’incertitude et le manque de reconnaissance prédominent. « Il est impossible de prévoir le succès, et l'échec représente en fait la norme - grosso modo, 80 % des productions ne rentreront jamais dans leurs frais -.», décrit Lucien Perticoz, maître de conférences à Lyon et spécialiste de l’industrie musicale.

 

Si certaines maisons de disques exploitent la dépression (notamment) comme un effet positif, c’est qu’il y a des artistes pour qui cet état nourrit leurs musiques. Les musiciens et les directeurs artistiques font alors un travail qui permet de matérialiser cette souffrance en art. Certains, comme Damien*, se plaisent même à vivre cette vie qu’ils considèrent comme romantique. Et l’acceptent pleinement. On ne va pas se mentir : on a tendance à aimer les artistes écorchés vifs. Celles et ceux qui font jaillir des chansons aussi poignantes que sublimes. Ces mêmes chansons qui nous aident à aller mieux dans les moments les plus difficiles : les ruptures, les décès, les déprimes ou les moments de doutes.

Par contre, l’un des aspects dont on se soucie moins est la santé de l’artiste en question, cachée derrière une image d’artiste tourmenté ou, pire, d’artiste fou. Combien sortent grandis de cette expérience ? Impossible de mesurer réellement l’impact que peut avoir ce genre de communication. Mais des doutes subsistent sur la capacité d’un musicien - qui donne déjà de sa personne - à bien gérer la mise en avant de certains troubles psychiques. Lucien Perticoz met en garde : « L'industrie musicale, comme n'importe quelle fabrique culturelle au demeurant, est un secteur où l'artiste engage sa personnalité. Il n'est pas à proprement parler jugé sur ses compétences - tout le monde peut apprendre à jouer d'un instrument de musique -, mais sur son talent supposé, sur sa capacité à toucher son public, ce qui implique un engagement personnel important de sa part. L’échec - qui est la norme je le rappelle -, peut dès lors être pris personnellement et être donc, j'imagine, très déstabilisant. Bref, la reconnaissance est fort incertaine dans ce milieu, or cette reconnaissance est indispensable à l'estime de soi. » Imaginez un instant un musicien, dont on met en avant ses penchants à la dépression, et qui échoue.

 

Simon Procter, auteur d’une enquête sur la thérapie musicale et la dépression, précise dans The Guardian : « La dépression et l’anxiété ont des effets qui limitent la capacité d’expression et celle de se montrer au monde. » On observe des effets similaires chez Beldina Odenyo, la musicienne originaire du Kenya : « Dans les pires moments, je me retire du monde, je bois beaucoup d’alcool et je fume de la weed. Le fait de jouer sur scène me rend parano : je me sens seule et je n’arrive pas à parler aux gens. » Les mêmes troubles que l’on met en avant pour promouvoir un disque auraient donc plutôt tendance à limiter la créativité et l’envie de s’exposer. Et non à la « booster ».

Moral

On pose là un problème qui, en soi, dépasse le cadre de la sphère musicale : celui de l’exploitation des travailleurs. Et de manière générale, celui qui exploite ne se soucie pas des éventuelles souffrances, physiques ou psychiques, des travailleurs. Par exemple sur les chaînes de montage, qui peuvent aussi engendrer des souffrances, ou plus récemment chez les policiers, le personnel hospitalier ou les salariés de chez SFR. Il y a cependant une différence saisissante : contrairement à l’industrie des arts, les autres secteurs ne basent pas une partie de leur communication sur le vécu ou la souffrance de leurs « travailleurs ». Elles ne glamourisent pas ces aspects pour vendre. Bien au contraire. « Il y a des gens qui se détruisent partout autour de nous. On ne parle pas de l’effet de la drogue, de la pression et des questions de santé mentale chez les traders par exemple. Il y a aussi des gens qui se suicident chez Bouygues Télécom, mais il n’y a pas de romantisme derrière. Il y a un romantisme dans l’art », concède Sophian Fanen, journaliste musical co-fondateur du média Les Jours. Ce n’est pas très moral tout ça ? Rassurez-vous : cette industrie ne l’a jamais été. Et elle le prouve encore aujourd’hui avec la répartition des revenus générés avec le streaming, qui profitent grandement aux majors et aux artistes ultra populaires comme Ed Sheeran, Drake ou Beyoncé.

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Le milieu offre pourtant un accompagnement total pour les artistes. Sauf sur les questions de santé mentale. On pourrait ici faire la liste de tous les artistes qui ont ouvertement parlé de leurs problèmes, dans le rap, le rock, la pop, la musique classique ou encore le jazz. Peu importe le style à vrai dire, ou la cote de popularité. La responsabilité revient à l’industrie. Car même derrière le glamour, il y a des personnes en souffrance et des acteurs qui, quelque part, en profitent. Si tout allait bien, pourquoi un travail aussi titanesque serait mis en place par les associations comme Help Musicians UK ? Pourquoi une ligne téléphonique dédiée aux musiciens et accessible 24h sur 24, 7 jours sur 7, aurait été mise en place en Grande-Bretagne ?

 

Les problèmes auxquels font face une partie des musiciens ne peuvent plus être minimisés. Et le fait de les partager aura au moins le mérite de déplacer stigmates et tabous tout en balayant l’aura romantique qui perdure à travers la figure du génie torturé.

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Ne pas incriminer l'industrie musicale

La situation reste cependant ambiguë : l’industrie exploite une fragilité, mais les artistes acceptent qu’elle le fasse. Damien* résume sa situation personnelle ainsi : « Quand tu mets un pied dans ce milieu, t’es infantilisé et ça fragilise. Vers 29 ans, j’allais mal, très mal et si moi maintenant, je voyais un jeune dans cet état, celui dans lequel j’étais, je lui tendrais la main. Et pour moi, il n’a pas été question de ça, on ne m’a pas aidé, on n’a pas conseillé de me soigner, d’aller voir quelqu’un ou même de m’arrêter. On m’a plutôt payé des bouteilles », récite l’ancien bassiste, avant de balancer :

« Mais bon, je les buvais avec soif. C’est pour ça que c’est ambigu. » Clairement, Damien* n’allait pas bien. Mais personne au sein de l’industrie n’a été là pour lui. « On ne m’a jamais dit qu’il fallait que je me soigne. J’en aurais pourtant eu besoin », lâche celui qui a passé plusieurs mois en maison de repos.

 

L’association Help Musicians UK expose que la « santé mentale des artistes occupe une place important dans l’agenda de l’industrie musicale », et que les morts successives de Chris Cornell et Chester Bennington en 2017 « représentent deux moments clés qui prouvent que l’on doit trouver un point d’entente et mettre le sujet sur le devant de la scène pour éviter d’autres tragédies ». Clair, net et précis. D’autres pensent que certains musiciens, peu importe la manière dont ils sont encadrés, se consumeront tout de même devant nous, sans qu’on ne puisse rien y faire. C’est là que l’ambiguïté puise toute sa complexité : il y a toujours eu des personnes fragiles, tout comme il y aura toujours des gens sans scrupule qui les exploiteront. Mais le tableau n’est pas entièrement noir. Qu’ils soient patron de label, attaché de presse ou

“tour manager”, « il y a clairement plus de personnes qui font attention aux artistes que des gens qui veulent les exploiter sans se soucier de ce qu’ils vivent », observe Sophian Fanen.

Chapitre 3

Highway to health

« L’artiste musicien comme fou léger, c’est un élément essentiel de la promotion musicale »

Réduire les troubles mentaux à une simple étincelle créative minimise les éventuels dangers pour l’artiste

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« La dépression et l’anxiété ont des effets qui limitent la capacité d’expression et celle de se montrer au monde. »

« Il y a aussi des gens qui se suicident chez Bouygues Télécom, mais il n’y a pas de romantisme derrière. Il y a un romantisme dans l’art »

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des musiciens dont on a exploité la fragilité 

TOP 5

« Après avoir tourné en Europe avec le groupe rock Kyshera, après avoir joué en première partie de Stereophonics et devant des salles pleines, James Kennedy est tombé dans une profonde dépression qui l’a inspiré et l’a entraîné à sortir son premier vrai disque solo “Home”. La création de ce disque fût comme une thérapie, écrivant et enregistrant l’album en quelques mois. Les sonorités et les mélodies sont inspirées de son expérience d’être constamment sur la route. »

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« on ne m'a pas aidé, on n'a pas conseillé de me soigner, d’aller voir quelqu’un ou même de m’arrêter. On m’a plutôt payé des bouteilles »

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Léo

 

« C'est un cliché un peu romantique sur lequel joue l'industrie musicale »

Zachary Cole Smith 

© Phil Smithies pour DIYmag

Syd Barrett

Chester Bennington

Bill Ryder-Jones

Julien A. Jaubert, beatmaker et auteur d’un article sur la santé mentale des rappeurs, souligne un point important : « Même s’il y a beaucoup d’efforts à faire, je pense qu’en France, on est loin d’être les pires à ce niveau-là. Les gens sont relativement bienveillants. Beaucoup de managers tiennent à leurs artistes, ils se battent pour eux et il y a énormément de tourneurs hyper investis dans leur métier. » C’est notamment le cas d’Ellie Giles, qui gère la carrière de Bill Ryder-Jones, ancien membre du groupe The Coral. Bill a ouvertement parlé de ses problèmes psychiques : il souffre de troubles dissociatifs d’identité, qui n’ont strictement rien à voir avec les pathologies psychotiques et en particulier avec la schizophrénie. Ellie Giles a décliné la demande d’interview pour son bien, répondant que le chanteur s’était déjà exprimé sur ce sujet. Une manière de le protéger et de ne pas remuer le couteau dans la plaie.

Des exemples de managers consciencieux, de patrons de label qui accueillent leurs artistes chez eux, il en existe des centaines. La bienveillance, dans un domaine qui n’a pas de morale, devrait néanmoins être la norme. On ne peut pas ici faire le procès de l’industrie musicale parce que chaque situation est différente : les indépendants n’ont pas les mêmes problématiques que les majors et le milieu industriel est différent du milieu subventionné. « Il y a deux structurations qui sont différentes. Par exemple pour le live, il y a les salles privées ou les festivals privés qui fonctionnent avec leurs propres économies, qui sont dans des logiques économiques et basta. Dans le secteur subventionné et public, il y a une attention particulière sur les conditions de travail. Par exemples les musiciens dans une SMAC ont un référent avec qui ils peuvent discuter », détaille Jiess Nicolet. Sandrine Bileci a travaillé pendant dix ans au sein de labels indépendants. Pour elle, « il y a surtout un manque de moyens considérables, qui relègue la santé à une affaire individuelle et privée. » La jeune femme a récemment décidé de changer de vie pour devenir « coach » de santé auprès des musiciens via une approche holistique.

 

Les associations prennent le relais et fournissent le soutien dont les musiciens ont besoin. Elles peuvent aussi faire le travail de recherche nécessaire afin de bien cerner les manquements. Et offrir une plateforme salutaire pour les artistes qui en ressentent le besoin.


 

Les SMAC ont pour mission à la fois la diffusion des musiques actuelles, l’accompagnement des pratiques notamment par la répétition, la formation, la création et l’action culturelle.

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Le travail du "tour manager" est d'organiser plusieurs aspects d'une tournée pour un ou plusieurs groupes : transports, finances, contacts, planning, etc.

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Chapitre 1

la vie d'un musicien