LA VIE
D'UN
musicien
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LA VIE
D'UN
musicien
Un mardi de février à Metz. L’atmosphère de la place Saint-Louis est triste. Il pleuvine et le vent froid glace autant les mains que les joues. Damien*, 50 ans, barbe de plusieurs jours et allure d’artiste bohème un peu prolo, arrive à l’heure. Il commande un allongé et parle doucement. Durant cinq ans, il a fait partie d’un groupe à succès signé sur une grosse maison de disque. Il avait 25 ans. « J’ai tourné presque sans arrêt de 1993 à 1998. Et quand on ne tournait pas, on composait. Ça a été 5 ans non-stop et c’est pour ça qu’un groupe explose. C’était une aventure de groupe et c’était trop intense. On se projetait tout le temps et on ne s’arrêtait jamais. »
Damien souffrait de dépression et d’alcoolisme avant d’intégrer le groupe. Il ne veut pas qu’on dise que faire carrière l’a détruit. Il se détruisait avant, et aurait continué de le faire sans devenir musicien, dans la rue ou dans les squats. « On avait pas mal de confort, il y a avait plus de moyens à l’époque et une certaine joie dans tout ça. Je préférais vivre ces dépressions et cet alcoolisme dans le camion en tournant et en jouant que dans le public », concède Damien. Car ses failles remontent à bien plus loin, à son enfance. Aujourd’hui, son discours est posé. Il n’en veut pas à l’industrie musicale, car cette vie, il l’a choisie. Il regrette plutôt le manque d’accompagnement. L’absence d’aide. À 29 ans, il quitte le groupe et prend enfin conscience qu’il est temps de se soigner : « Je me croyais costaud, je faisais le fier, je niais tout problèmes. Je vivais dans un certain romantisme noir que je pensais maîtriser. » Il prend alors contact avec le premier psychiatre du coin. La thérapie durera 12 ans. Diagnostiqué bipolaire sur le tard, il passera aussi quelques mois dans un hôpital pour « personnes très fatiguées », qui lui feront beaucoup de bien.
Je préférais vivre ces dépressions et cet alcoolisme dans le camion en tournant et en jouant que dans le public
scroller vers le bas
Chapitre 1
« Les risques associés au fait d’être un artiste commercialisé et d’embarquer dans le cercle typique de la sortie d’un disque, comme les promotions sans fins et les tournées, m’ont presque tués. »
Michael Angelakos, membre du groupe
Passion Pit
Son histoire, plusieurs l’ont vécue. Pas forcément de la même manière, certes. Mais beaucoup de personnes sensibles et fragiles se lancent dans la musique, avec l’espoir d’y faire carrière. C’est un rêve. Un rêve qui peut devenir un cauchemar. Beldina Odenyo est une musicienne originaire du Kenya. Elle vit et travaille à Glasgow, en Écosse. À 17 ans, elle fait une grave dépression nerveuse.
« Depuis, j’ai des phases où je vais mal, ce qui signifie des problèmes d’anxiété, de la paranoïa sociale, des pensées négatives, de l’automutilation et des prises de substances », détaille la chanteuse. « Quand tu mélanges ça avec la précarité liée à l’industrie, le fait de ne pas savoir comment tu vas payer ton loyer, le manque d’inspiration, tu réalises que vivre le rêve devient aussi vivre un cauchemar. »
Au XIXe siècle, on regroupait les troubles psychiques sous l’appellation-valise « mélancolie » et on les attribuait aux esprits romantiques. Mais ces affres qui peuvent à l’occasion provoquer l’inspiration sont aujourd’hui diagnostiquées comme des troubles mentaux susceptibles d’affecter une carrière. Et de marquer des vies.
Selon une enquête menée par l’université de Westminster et publiée par l’association Help Musicians UK, sept musiciens sur dix disent souffrir de dépression et de crises d’angoisse. Ce même chiffre atteint deux personnes sur dix au sein de la population britannique. Aucun sondage de cette envergure n’a été mené en France pour le moment, mais rien ne laisse penser que le constat soit différent. À vrai dire, de nombreuses personnes interrogées pour ce documentaire considèrent que ce chiffre devrait être « plus élevé ». Dans cette même enquête, une phrase résume parfaitement la situation : « Faire de la musique est thérapeutique. Mais essayer d’y faire carrière est dévastateur. » Plusieurs musiciens interrogés en sont persuadés : « L’unique élément à l’origine des dépressions des musiciens est l’industrie en elle-même. »
L’industrie pourrait donc être responsable des troubles mentaux des musiciens ? En partie, oui. Plusieurs éléments inhérents à celle-ci, comme la promotion, les tournées, l’incertitude, le succès ou le manque de reconnaissance font que vouloir faire carrière dans la musique peut être dévastateur. La précarité et les tournées en ligne de mire.
« L’industrie m’a presque tué »
L'Adami, qui gère les droits collectifs des musiciens à partir du moment où ils sont diffusés, constate que 40 % des artistes interprètes perçoivent moins de 15 000 euros par an (à peu près le Smic donc) et les deux tiers sont à moins de 30 000 euros par an.
« Plus largement dans le secteur musical, il y a une fragilité économique qui amène des stress supplémentaires, un nombre de burn-out impressionnant et une fragilisation des emplois avec des CDD d’usages, des intermittences, etc. Il y a une flexibilité d’emploi sur le papier et les gens peuvent se retrouver du jour au lendemain à la rue », détaille Jiess Nicolet, gérant de l’agence artistique « My Favorite ». Dans la seconde partie de l’enquête, qui regroupe les réponses de 26 entretiens avec des musiciens professionnels, Help Musicians UK dévoile que « l’un des thèmes qui est souvent revenu lors des discussions était comment la précarité et l’insécurité de leur travail avaient le potentiel, ou étaient, dévastateurs psychologiquement, causant souvent un état permanent de stress et d’incapacité à se relaxer ». Surtout que selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « des pressions socio-économiques persistantes sont des facteurs de risque reconnus pour la santé mentale des individus et des communautés ». Mis bout à bout, tous ces éléments ajoutent une pression presque constante sur les épaules des artistes. Si l’on ne réussit pas, l’échec peut être visible et donc dur à encaisser. Si l’on réussit, il faut gérer le succès et l’exposition probable dans la sphère médiatique. Quoi qu’il arrive, il faut s’adapter aux horaires décalés, faire face aux critiques et à une vie anormale. Les musiciens sont-ils voués à vivre dans un état de stress permanent, qu’ils réussissent ou non ?
Une autre étude, américaine cette fois-ci et menée par Lloyd Berg, psychologue et professeur assistant à l’Université du Texas, confirme que « les musiciens ont plus de risques de souffrir de dépression, d’anxiété, d’abus d’alcool et ont plus de risques d’avoir des envies suicidaires ». Dans cette enquête, le chiffre de musiciens souffrant de troubles « ayant affecté leurs performances » est de 24 %. On est loin des 70 % de l’association Help Musicians UK. Le chiffre de 7 sur 10 représente ceux qui disent souffrir de dépression et d’anxiété uniquement. L’étude américaine ne précise pas quels types de troubles affectent les participants. Par contre, elle lève le voile sur une autre donnée : les artistes auraient tendance à mourir plus jeunes. « Les musiciens populaires ont une espérance de vie plus courte que la moyenne, avec plus de chance d’avoir des problèmes de foie, et plus de suicides chez les musiciens de country, de métal ou de rock. Ce taux est 3,4 fois plus élevé que la moyenne. » Une tendance consolidée par les travaux de Dianna Theadora Kenny, professeure en psychologie et musique à l'Université de Sydney. Elle a pris comme échantillon la « population de musiciens pop » de 1950 à 2014, soit 12,665 personnes au total (dont 11,478 hommes), puis l’a comparée avec les chiffres de la population américaine. Les résultats ? Un écart d’espérance de vie de 20 ans entre les musiciens pop et le reste de la population.
l'hétérogénéité de la mortalité des musiciens
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Pour remédier à la situation financière difficile, les tournées deviennent essentielles pour gagner de l’argent. Le hic ? Elles ne sont pas toujours rentables. Et sont synonymes de stress, de fatigue ainsi que de consommation d’alcool et de drogues qui ont des effets ravageurs sur la santé mentale. Dans son autobiographie, Dean Wareham (Galaxie 500, Luna) raconte qu’en tournée avec Luna, les membres du groupe n’étaient pas payés. Enfin si, « 25 dollars par jour, plus les bénéfices sur la vente des
t-shirts. Il y avait des fonds pour les techniciens et le chauffeur, mais pas pour le groupe. » Certes, ils étaient signés sur un label indépendant (Beggar’s Banquet), mais si un groupe reconnu dans le milieu « indé » et médiatisé ne gagne pas sa croûte en tournée, combien d’artistes moins connus vivent des situations financières encore plus difficiles ?
Dans un article de The Guardian, Isabella Goldie, membre de la
« Mental Health Foundation », éclaire : « L’image du musicien en tournée semble être contre-intuitive à notre idée du bien-être : boire avec modération, éviter les drogues, dormir suffisamment et avoir des proches ou de la famille près de soi. Ces éléments font que nous gardons les pieds sur terre… Ce n’est donc pas surprenant que certains musiciens souffrent. » Dans le même article, Mat Zo, producteur, raconte quant à lui que « 99 % du temps est passé dans les aéroports, dans des hôtels et dans un bus, et ce jusqu’à 16 heures par jour. C’est assez facile de sombrer, même pour une personne stable mentalement. Pour ceux qui souffrent d’anxiété, les chambres d’hôtels sont comme des cellules de prison. »
Pire, le retour à la maison est souvent marqué par un risque de dépression post-tournée. Léo* en a souffert. « La dépression en rentrant de tournée, ça touche presque tous les musiciens que je connais. D’un côté, tu es content d’être rentré et au bout de cinq jours, t’as qu’une envie, c’est de repartir », entame le jeune homme dans le sous-sol d’un bar parisien. Pour certains, il s’agit d’une petite déprime de quelques jours, le temps de se réhabituer à la
« vie normale ». Pour d’autres, comme Léo, c’est plus compliqué.
« En tournée, on picole pour passer le temps et après, généralement, on se drogue pour se remettre en forme le lendemain. C’est pas un rythme de vie très sain, avoue le jeune homme. Tu passes toutes tes journées avec les mêmes personnes, tu crées des liens et, tout d’un coup, ça s’arrête et il faut se réhabituer à vivre normalement. » Le contraste entre le moment où « l’on se sent le plus vivant », comme le souligne Léo, et le train-train quotidien post-tournée est ravageur. « Après une tournée, j’ai passé deux semaines dans mon lit à rien faire et à manger des pâtes toutes prêtes. Tu n’es plus habitué à rien faire et il faut se réhabituer à faire des choses normales, comme faire les
courses. » Pour John Girgus, ancien membre du groupe Aberdeen, le retour à la maison est très dur à vivre : « Il y a des moments où tu n'as même plus envie de vivre et tu finis par avoir l'impression que ta vie n'as plus vraiment de sens.»
Lors d’un colloque sur la santé des musiciens dans les musiques actuelles, ce phénomène a été évoqué par Christophe De Neckere, psychologue et psychothérapeute : « Il semble que les musiciens professionnels effectuant d’importantes tournées développent souvent, à leur retour, une humeur dépressive plus ou moins importante et durable, pouvant dans certains cas déboucher sur une authentique dépression. S’il n’existe pas à ce jour de description scientifique ou d’étude portant sur cette problématique, il suffit pourtant de surfer sur internet pour voir que de nombreux musiciens l’évoquent, souvent sous le terme « post-tour depression ». Ceci semblant être dû à la perte de repères induite par la bulle artificielle dans laquelle est plongé le musicien durant sa tournée. »
« La dépression en rentrant de tournée, ça touche presque tous les musiciens que je connais.»
On est loin de l’image d’Épinal, du rêve, de la gloire et du succès. Elle s’estompe au fur et à mesure que l’on réalise les dégâts causés par l’industrie. Le mythe du rock est devenu un peu hasbeen. Les années de
« folies » sont loin derrière tout comme la décadence liée à l’argent. Au-delà de l’image, le secteur musical évolue. Julien Soulié, directeur du Fair, une structure qui accompagne des jeunes artistes comme Petit Biscuit ou Jain au début de leur carrière, parle quant à lui d’un changement au niveau des mentalités : « Aujourd'hui, on est moins dans une filière "rock and roll" qu'avant. On voit moins d'abus et plus d'artistes entrepreneurs que des idéalistes qui se laissent porter », explique le directeur.
Charlie Steen, chanteur du groupe Shame qui fait sensation en ce moment outre-Manche, s’insurge dans un entretien accordé à The Guardian : « L’idée de la rock star, veste en cuir, beau gosse et droguée devrait être interdite. Ceci étant dit, on a grandi en adorant Bowie ou Iggy Pop, car il y a une attirance vers les personnes qui mènent ce train de vie que tu ne pourras pas vivre, et que tu ne vivras pas, parce qu’il est trop dangereux et destructeur pour toi en tant que personne. Cette vie-là, elle existait parce qu’il y avait de l’argent. De nos jours, tu ne peux plus sortir et choper un kilo de cocaïne ou conduire jusqu’à Las Vegas en Ferrari. Tu prends un gramme de speed et tu restes dans ton hôtel Travelodge. » Ça fait tout de suite moins rêver, n’est-ce pas ?
Si Damien* ne veut pas faire porter le chapeau à l’industrie, c’est parce qu’il aurait continué d’avoir ce train de vie, musicien ou non. Signé sur une grosse maison de disque ou non. Il s’est retrouvé dans un environnement où des comportements excessifs sont considérés comme normaux : boire, se droguer, faire la fête… Pour guérir, il y a mieux. Et il le savait pertinemment. Cette vision du poète maudit, du romantisme noir, Damien la vivait pleinement. Mais au-delà de l’image, il avait besoin d’exprimer cette souffrance, d’une manière ou d’une autre. Et le problème est peut-être là : pour beaucoup d’artistes, ce choix de vie dépasse la simple passion. C’est une nécessité. Et peut-on réellement faire de l’art sans donner de sa personne ?
Léo* estime que non. Pour lui, il n’y a que l’art qui peut sauver la laideur du monde, ce qui implique forcément un sacrifice personnel. Et le musicien doit faire face à ses propres démons : « Toutes les chansons que j’écris sont plutôt personnelles et quand je chante sur scène, ça remue plein d’émotions, ça fait ressortir plein de choses et ce n’est pas facile. On ne peut pas tous chanter “Cuitas Les Bananas” tu vois. » On voit. Mais lorsque l’on sait ce que ça implique de devenir musicien, on peut se poser la question : faut-il être (un peu) fou pour se lancer dans cette carrière ? Réponse de Jiess Nicolet :
« Quand on parle de personnes autant investies dans leur art, souvent ces gens-là ne savent faire que ça en fait. Ils peuvent faire des boulots communs, car tout le monde doit manger, mais dans le fond, s’ils font ce choix au départ, c’est qu’ils ont le sentiment qu’il n’y a que cette voie-là qui semble faite pour eux. » L’engagement personnel est total, d’où la difficulté à se relaxer, à penser à autre chose, à s’évader. Et d’où l’arrivée ou l’amplification de certains troubles mentaux.
sacrifices et démons
vivre sans art
Léo
« on ne fait pas d'art si on n'est pas capable de donner de sa personne »
Dans le documentaire « What Happened To Nina Simone », la chanteuse se confie sur son engagement politique : « C’est quelque chose que j’ai choisi de faire et je me suis sentie obligée de le faire. C’est donc mon rôle, mais parfois, j’aimerais que ce ne soit pas le cas. Je pense que les artistes qui ne font pas passer de messages sont sûrement plus heureux. » Nina Simone était la même personne sur scène et en dehors, très engagée sur le plan politique et les droits des Noirs aux États-Unis, mais aussi sur le plan musical : « Je crois que 19 personnes comptent sur moi pour vivre. Ça fait du monde. Si je dis que je suis trop fatiguée pour travailler ce soir, ça me retombera dessus. Personne ne comprendra ou ne s’intéressera à ma fatigue. J’en suis bien consciente. J’aimerais plus de liberté, quelque part, sans toute cette pression. » Un cri du coeur. Elle a fini par tout quitter pour aller vivre au Liberia, en Afrique, loin des États-Unis et de sa vie d’artiste. Pour revenir en Europe, à Paris, afin de relancer sa carrière, faute d’argent. Comme pour Damien, elle a été diagnostiquée maniaco-dépressive et bipolaire sur le tard. Elle aura sacrifié sa vie pour la musique.
Ce n’est pas une fatalité, mais plutôt une réalité qu’il ne faut plus ignorer. Oui, beaucoup de musiciens souffrent d’avoir choisi ce métier, même si pour certains, les troubles sont nés bien avant leur choix de faire carrière dans la musique. Mais l’industrie est en partie responsable : elle ne s’est jamais trop souciée de la santé mentale des artistes. Et a tendance à exploiter ces failles pour promouvoir et vendre la musique.
Chapitre 2
L'industrie de la fragilité
« Plus envie de vivre »
Beldina Odenyo
vivre sans art
Léo
Michael Angelakos
@ Steven Brahms pour Pitchfork
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« j'achète un flingue et je me tire une balle »
* Les prénoms ont été modifiés
Lavoix de léo a été modifiée
Cliquez sur les mots surlignés en jaune dans le texte. Recliquez pour le faire disparaître
La population de musiciens pop entre 1950 et 2014
Daniel Johnston
© Peter Juhl
Les tournées peuvent avoir des effets ravageurs sur la santé des artistes