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CHAPITRE 3

Lors d’une discussion pour un podcast, Aidan Moffat, musicien écossais au sein du groupe Arab Strap, avoue : « Tu ne réalises qu’après que t’étais en pleine dépression. Je me baladais au milieu de la journée, en pyjama, encore à moitié bourré de la veille en me disant ‘‘mais qu’est-ce que je fous ?’’. Je ne savais plus où j’en étais et j’avais besoin d’aide. » De l’aide, Aidan est allé en chercher auprès de son médecin généraliste. Il poursuit : « Je n’arrivais plus à bouger. Je tremblais, j’avais l’impression que le monde avançait sans moi, et lorsque j’ai été chez mon docteur, elle m’a demandée si j’avais des idées suicidaires. Dans ma tête, j’ai eu un déclic. J’ai compris que c’était un vrai problème mais surtout, que l’on pouvait le régler. C’est pas que j’avais envie de mourir, c’est que je ne voulais plus être en vie. Il y a une différence très subtile entre les deux. »

 

Pour répondre aux appels des artistes, qui parfois ne savent pas vers qui se tourner lorsqu’ils vont mal, Help Musicians UK a lancé « Music Mind Matter », un service dédié spécialement aux questions liées à la santé mentale des musiciens. Ils peuvent appeler un numéro gratuit au Royaume-Uni, le 0808 802 8008, accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et recevoir des informations ainsi que de l’aide. En plus de ce soutien, « un groupe de travail va être mis en place sous forme d’un forum où des membres du secteur musical, des experts en santé mentale et des ambassadeurs de l’association discuteront des troubles mentaux et mettront en place un ensemble d’engagements à suivre pour les “tour managers” et les labels, et qui établira une obligation légale de fournir des soins au sein de l’industrie ». Comprendre : il sera désormais « obligatoire » de prendre en compte les soucis de santé mentale des artistes. À noter que l’association souhaite mettre en place une obligation morale au sein d’une industrie qui, rappelons-le, ne l’a jamais été. Ambitieux.

Jamais trop tard

Le milieu musical est-il en train de changer ? Julien Soulié pense que oui. Même s’il concède que la souffrance psychique « n'est effectivement pas un sujet souvent abordé », le directeur du Fair déclare que « la santé et le corps du musicien commencent à être pris en compte ». En Grande-Bretagne, Help Musicians UK a été invitée à participer à une vingtaine de conférences organisées par l’industrie pour parler… de la santé mentale, bingo ! Les choses changent. Du moins outre-Manche. Toutes ces initiatives

anglo-saxonnes sont cependant des « charities » et fonctionnent sur des dons privés et des collectes de fonds. À quand une association en France ? Et si l’on considère qu’une partie des problèmes auxquels font face les musiciens sont la cause de l’industrie, il paraît normal que celle-ci les aide à se soigner, non ?

Dans l’Hexagone, l’association Médecine des Arts, fondée par le docteur André-François Arcier, agit pour l’information et la prévention concernant les problèmes physiques liés à la pratique de la musique, comme la capsulite idiopathique de l’épaule droite chez un violoniste ou encore un guide de prévention des troubles musculo-squelettiques chez les accordéonistes. Leur approche se concentre principalement sur les aspects physiques. Par ailleurs, Médecine des Arts gère une consultation mensuelle gratuite à

La Clinique du Musicien à Paris, qui permet de voir des kinésithérapeutes, des oto-rhino-laryngologistes (la spécialité médico-chirurgicale consacrée aux anomalies de l’oreille, du nez et des sinus, de la gorge et du cou) ou encore des psychologues. Elle forme aussi 25 personnes par an (des thérapeutes et non-thérapeutes) afin que les musiciens soient bien pris en charge. Depuis plus de 30 ans, et de nombreux colloques, des revues scientifiques et des formations, l’association est la seule en France à apporter ce genre de soutien et à traiter de ces problématiques. Un effort qui mérite d’être souligné. « En France, la santé est relative aux statuts des musiciens (fonctionnaire, intermittent, régime général, etc.) avance le docteur Arcier. Si vous êtes intermittent et que vous avez un accident qui vous empêche de jouer de votre instrument, vous n’aurez aucune aide. Mais si vous êtes dans un orchestre symphonique, vous êtes pris en charge sur la durée avec des prestations correctes. Il y a d’énormes différences en termes d’accès à la santé chez les musiciens. »

 

Car si les solutions existent dans notre pays, elles sont bien maigres et peu visibles. Adhérer à la GAM (Guilde des artistes de la

musique) ? Ok, mais elle n’offre pas de soutien psychologique. La Sacem ? Idem. Les artistes se tournent vers les managers, les “tour managers”, les labels ou vers leurs proches. S’ils ne le font pas, direction un cabinet médical privé. Mais comme le souligne Julien A. Jaubert dans son article « La santé mentale : succès dans le rap américain, silence dans le rap français » : « Il n’existe pas d’Union de soutien à la santé mentale des artistes. » Enfin, pas encore.

 

      « Il y a d'énormes différences en termes d'accès à la santé chez les musiciens »

Le débat semble donc se décomplexer, aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Dans le même article, Julien A. Jaubert, alias Shkyd, note que l’« on se soucie rarement de la santé mentale des musiciens  - encore moins des rappeurs français. Pas facile d’assumer d’être déprimé dans un milieu sur-virilisé qui fronce les sourcils face aux ‘‘fragiles’’. » Sauf que ces questions-là n’échappent pas aux rappeurs, qui font face aux mêmes difficultés intrinsèques aux artistes. « Qui saura être de bon conseil quant à savoir à quoi correspond un bon contrat, de bons partenaires ? Comment savoir si on va se faire escroquer par un éditeur, un tourneur ? Que faire quand on se fait voler une oeuvre, ou lorsqu’elle est exploitée sans consentement ? Comment résister à l’arnaque lamentable que sont les avances ? Tout simplement : à qui s’adresser ? », questionne l’auteur. L’interrogation qui émane de son article est claire : peut-on éduquer les futurs artistes à la réalité du métier ? « C’est difficile de préparer en amont à cette vie de musicien : l’imprévisibilité, l’impossibilité de se projeter dans le futur, les horaires décalés, les voyages et les bas salaires, toutes ces choses ajoutent une pression supplémentaire », insiste Help Musicians UK. Mais en tout cas, elle essaie. Pour épauler, l’association a sorti par exemple un guide de vingt-quatre pages sur la santé mentale destiné aux managers.

DOCTEUR ANDRÉ-FRANÇOIS ARCIER

3 questions AU 

DIRECTEUR MEDECINE DES ARTS

Médecine des arts, l’une des rares associations en France à offrir un soutien aux artistes, oeuvre depuis presque 30 ans pour l’information et la prévention de la santé des musiciens.

Comment est née Medecine des arts ?

J’étais étudiant en médecine dans les années 1970 et je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien concernant la santé des musiciens. En fait, il y avait un double déni : celui des musiciens, car avoir une pathologie était un risque pour leur emploi, puis, il y avait aussi la peur d’être vu comme quelqu’un de malade. On s’est aussi heurté au déni des médecins qui avaient une image plutôt romantique des artistes.  Pour eux, la souffrance faisait intégralement partie de l’oeuvre créative. Bien évidemment, on n’a jamais été d’accord avec cet avis-là. Il a fallu démontrer que c’était un vrai problème. On a commencé par faire une revue scientifique, qui existe toujours, et on a réfléchi à des stratégies sur le long terme.

Pourquoi la prise de conscience a été aussi tardive ?

Dans le secteur de l’art, la santé n’a pas été jugée de façon aussi négative et aussi improductive que dans d’autres secteurs. On a accepté beaucoup plus facilement la folie chez les artistes. 

C’était difficile de faire comprendre aux gens que les personnes qu’on écoute et qu’on aime peuvent souffrir. Ce n’est pas parce qu'il s'agit d'une activité qui peut être ludique et agréable qu’elle ne peut pas avoir des effets négatifs. Il faut rappeler que de tout temps, il a été difficile de parler des maladies et encore plus de la santé mentale.

 

À votre avis, pourquoi les mentalités évoluent ? 

Il y a de plus en plus de musiciens connus qui parlent ouvertement de leurs problèmes mentaux et c’est positif. Il y a aussi des raisons sociétales : aujourd’hui, on s'épanche plus facilement sur les réseaux sociaux et les informations circulent plus vite. Plus généralement, il y a un intérêt lié à la santé et le domaine musicale qui attire beaucoup de personnes : les médias, les fans et heureusement aussi les chercheurs. Ce sont des sujets qui étaient traités de manière anecdotique il y a 20 ans et qui sont aujourd’hui pris au sérieux. Avec Médecines des arts on donne une référence et un cadre.

La question à 100 points, la voici : comment faire changer les mentalités ? Attendre que d’autres musiciens se suicident, s’indigner, puis retourner écrire un communiqué où l’on va vanter la dépression comme une étincelle créative ? Pas sûr que ce soit une très bonne idée. Par contre, promouvoir une autre forme de glamour peut l’être. « L’une des plus grosses stars qui existe, Adèle, c’est une autre forme de glamour : elle est normale, elle a son enfant, elle sort un album de temps en temps, qui cartonne, et je pense qu’il y a plein de gens qui s’y identifient et c’est plus sain. J’aimerais qu’il y ait plus d’artistes comme Adèle et qu’elle soit encore un meilleur modèle. », se fâche presque Julien A. Jaubert. Certes, la vie de la chanteuse anglaise n’a pas le potentiel médiatique d’une Amy Winehouse. Mais elle montre aussi qu’on n’a pas besoin d’être fou pour faire ce métier, que l’on peut mener une existence relativement normale, fonder une famille et vivre de sa passion sans se détruire à petit feu. Adèle a peut-être aussi la chance de ne pas souffrir de troubles antérieurs à sa carrière de musicienne. Mais elle a le mérite de se protéger face à une industrie et un rythme de vie qui peut vous tuer.

vers un environnement plus sain

4 artistes connus qui parlent de leur santé mentale

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« Je ne suis pas en paix, je ne l’ai jamais été depuis que vous me connaissez. Si je n’étais pas venu ici, je me serais fait quelque chose. Je suis simplement un être humain abîmé nageant dans une piscine d’émotions tous les jours. Il y a une violente tempête à l’intérieur de mon cœur, tout le temps. Mon anxiété et la dépression ont gouverné ma vie aussi longtemps que je me souvienne et je n'ai jamais quitté la maison à cause de cela. Je ne peux pas me faire de nouveaux amis à cause de cela. Je ne peux faire confiance à personne à cause de cela et je suis fatigué d'être retenu dans ma vie. Je mérite d'avoir la paix. Je mérite d'être heureux et souriant. Pourquoi pas moi ? »

« Où que vous soyez, qui que vous soyez, cette mala­die (dépression) ne vous quitte jamais. Je me suis toujours figuré la dépres­sion comme une voiture dans laquelle reposent toutes les facettes de ma person­na­lité. De nouvelles facettes peuvent entrer, mais les anciennes ne peuvent pas sortir. Tout dépend, en fait, de celles qui ont les mains sur le volant, et à quel moment. »

« Aujourd'hui, j'ai dit aux enfants que je souffrais d'une maladie mentale. Je souffre d'un trouble de stress post-traumatique. Je n'en avais parlé à personne auparavant, et voilà. Mais la gentillesse des médecins, de ma famille et de mes amis m'a sauvé la vie. Je lutte contre cette maladie chaque jour, j'ai donc besoin de mon mantra pour m'aider à me détendre.»

Kid Cudi

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La progression vers des managements plus protecteurs des musiciens ainsi qu’un environnement plus sain est-il en bonne voie ? Oui et non. Il y clairement une prise de conscience mais en même temps, on assiste à une industrialisation de la profession, et notamment des concerts, qui vont à l’encontre d’un avenir plus équilibré. « Une bonne partie de l’industrie est en négation complète avec l’individu tant qu’il y a de l’argent au bout », constate Jiess Nicolet, 20 ans de bouteille dans le milieu. « Il y a beaucoup de cynisme qui s’est installé avec le temps. Les artistes aujourd’hui sont de plus en plus de vulgaires chaussettes, c’est-à-dire qu’il n’est pas rare de voir des artistes monter pendant six mois ou un an en termes de notoriété et disparaître totalement de la circulation une fois essorés et  pressés de tout leur jus. » Sa solution ? Remettre l’humain au coeur des relations. Facile à dire. Mais difficile à mettre en place dans un milieu aussi vaste que celui de la musique, qui s’étend des structures industrielles au milieu subventionné, des majors au petits labels indépendants, des stars de la pop aux musiciens moins reconnus. Les écarts sont si importants qu’il est impossible de faire des généralités.

Surtout qu’il y a des nouveaux paramètres à prendre en considération : le streaming, les réseaux sociaux et les nouvelles normes sociétales qui évoluent constamment. « Les artistes sont désormais en relation directe avec leurs fans sur les réseaux sociaux et il y a une nouvelle façon d’être artiste qui est en train de s’inventer. Certains sont très à l’aise avec ça, c’est le cas de Jul par exemple, mais d’autres pas du tout. Il va falloir qu’ils trouvent d’autres moyens d’exister et ça risque d’avoir des impacts psychologiques, c’est évident. », anticipe Sophian Fanen. Presque n’importe quel musicien ou groupe aujourd’hui possède une page Facebook, est actif sur Twitter ou Instagram et partage certains aspects de sa vie et de son intimité. Même si ça peut faciliter à libérer la parole et montrer réellement le quotidien d’un artiste, avec ses hauts et ses bas, il n’y a clairement plus de frontière entre le travail et la vie privée, puisque les deux coïncident en permanence. Qui peut déjà anticiper les impacts que ces nouveaux comportements auront sur les artistes de demain ?

 

Les mentalités commencent à changer, l’industrie dans sa globalité entame elle aussi une mutation sur ces questions-là et les artistes ont compris qu’il fallait aussi se protéger et ne pas tout accepter pour réussir. Des signes plutôt encourageants. Alors, faut-il être un peu fou pour faire ce métier ? John Girgus, ancien membre du groupe Aberdeen, qui a d’ailleurs composé la musique pour ce webdocumentaire, conclut de la meilleure des manières : «Être fou ne devrait pas être la norme. »

 

« être fou ne devrait pas être la norme »

« C’est pas que j’avais envie de mourir, c’est que je ne voulais plus être en vie. »

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Vidéo (anglais)

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« Il va falloir qu’ils trouvent d’autres moyens d’exister et ça risque d’avoir des impacts psychologiques, c’est évident. »

Et il semblerait que les musiciens ont conscience des risques associés au métier. Julien A. Aubert prend pour exemple le groupe PNL : « J’ai une admiration sans fin pour les mecs de PNL. La manière dont ils gèrent leur succès et leur célébrité, c’est d’un sain incroyable ! Les mecs s’exposent nulle part, ils ne font pas d’interviews, ils font juste des photos avec les fans. Ils ont eu une forte période d’activité et depuis, ils y vont calmement et récemment, ils ont fait une petite tournée. Je trouve ça génial. » Cette façon de vivre de la musique, il l’applique à lui-même. « Il y a énormément de profils de réussite dans la musique, on peut montrer que ce n’est pas juste bien d’être Beyoncé. Regarde, moi, je suis heureux. Je vais faire de la musique, je vais peut-être gagner zéro euro aujourd’hui et demain on va me proposer un concert et je vais rentrer 200, 500 ou 1 000 balles. Au final, je gère ma vie comme je veux et je fais ça humblement. », raconte le beatmaker parisien.

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« on se soucie rarement de la santé mentale des musiciens  - encore moins des rappeurs français »

Anton Newcombe

Fondée en 2003, La Clinique du Musicien est une structure médicale orientée sur la prise en charge globale et spécifique du musicien. Une équipe pluridisciplinaire et de nombreux spécialistes répondent à différentes demandes : la rééducation, la prévention, l’analyse de la performance, l’accompagnement artistique ou encore la pédagogie de la performance.

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Chapitre 2

l'industrie de la fragilité

Sinéad O'Connor

Outre les problèmes de santé mentale, les soucis physiques touchent énormément de musiciens professionnels.

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